Le projet « Digital Mellini » vise à produire une édition numérique critique de l’inventaire de la collection romaine des Mellini, dont la forme atypique rend l’identification des œuvres décrites difficile. Pour ce faire, le Getty Research Institut, qui porte conjointement le projet avec l’Université de Malaga a développé une plateforme de travail collaborative destinée aux chercheurs. Au-delà de la publication de l’inventaire de Mellini, il s’agit d’explorer de nouvelles méthodes et outils de travail pour l’édition critique en histoire de l’art.
L’atypique inventaire de la collection Mellini (1681)
À l’époque moderne, toutes les grandes familles romaines se devaient de posséder une collection réputée d’œuvres d’art, symbole de leur richesse, de leur prestige et de leur raffinement. Ces collections privées sont aujourd’hui relativement bien connues des historiens de l’art à travers les traces qu’elles ont laissées : descriptions de voyageurs ou d’amateurs, reproductions gravées ou dessinées, archives diverses parmi lesquels des inventaires.
Ces inventaires sont des documents particulièrement précieux pour les chercheurs: ils permettent de suivre l’évolution d’une collection à travers les siècles, mais aussi d’attribuer, d’identifier et d’authentifier des œuvres. Ils forment par ailleurs une source de choix pour écrire l’histoire du goût et des dispositifs de présentation.
L’inventaire produit par Pietro Mellini en 1681 devrait donc logiquement nous éclairer sur le contenu de la collection de sa famille, les Mellini, dont la lignée compte plusieurs cardinaux. Sauf que le manuscrit n’a rien de classique : à un strict inventaire de la collection, Pietro Mellini a préféré la forme poétique. Ainsi, il ne donne jamais les titres des œuvres, mais décrit, en vers rimés, ce qu’elles représentent ! D’un grand raffinement, proche de la tradition littéraire de l’ut picturia poesis, cet inventaire exige donc de ses lecteurs une grande culture visuelle et littéraire pour être déchiffré.
Aujourd’hui conservé au Getty, cet inventaire demeure inédit. Aucun chercheur, seul, ne peut espérer venir à bout de sa complexité. C’est pourquoi, en 2010, Nuria Rodríguez, chercheur invité à l’Institut de recherche du Getty et Murtha Baca, responsable du programme Digital Art History Access, ont proposé un projet d’édition numérique du manuscrit. Ainsi souhaitaient-ils offrir à la communauté scientifique de travailler collectivement sur son déchiffrement.
Développer un environnement de recherche virtuel pour les chercheurs
Travailler collectivement autour du manuscrit de Mellini exigeait, au-delà de sa numérisation et de sa mise en ligne, de disposer d’outils favorisant la collaboration entre les chercheurs. Le défi a été confié aux membres du Getty Web Group : créer une plateforme de travail où plusieurs chercheurs pourraient contribuer simultanément à l’analyse du document. Ils ont conçu un environnement de recherche virtuel accueillant un fac-simile du manuscrit, accompagné de sa transcription et de plusieurs traductions. Cet espace est instrumenté, c’est-à-dire que les chercheurs y disposent d’outils de visualisation, d’analyse et de conversation. Ils peuvent notamment annoter le texte et proposer des identifications des œuvres décrites par Mellini. Ces hypothèses, appuyées par des documents visuels (photographies de tableaux, dessins, gravures) sont soumises à la discussion de la communauté, qui procédera ou non à leur validation. Dans cet espace numérique et évolutif, peuvent ainsi cohabiter des interprétations contradictoires.
Choix techniques
L’élaboration de la plateforme elle-même a nécessité une collaboration interdisciplinaire : historiens de l’art, archivistes, bibliothécaires et développeurs ont échangé sur leurs pratiques métiers pour trouver les solutions techniques les plus adaptées.
Le manuscrit a été numérisé en mode image et puis transcrit diplomatiquement et encodé en XML/TEI, le format habituellement employé pour l’édition de sources textuelles, qui présente de nombreux avantages : il est pérenne, largement partagé et interopérable. Deux traductions (en anglais et en espagnol) visent à faciliter l’accès aux textes.
La plateforme est développée sous Drupal, complexe mais puissant CMS, très employé par les musées et bibliothèques. Pour permettre la discussion entre les chercheurs, outre un forum, le Getty Research Institute a décidé d’expérimenter un outil d’annotation. Il s’agit de Co-ment, un éditeur de texte en ligne développé par la société française sopinspace1.
Par ailleurs, la plateforme a été développée de façon à exploiter les ressources disponibles sur le web, parmi lesquelles Getty Vocabulary, Provenance Index et Iconclass, laissant présager une ouverture sur le web sémantique.
Une plateforme réutilisable
Prototypée pour Digital Mellini, cet environnement de recherche virtuel est destiné à devenir, selon les mots mêmes de l’équipe un « wordpress pour chercheurs ». Tous les choix technologiques sont open source, de façon à ce que la plateforme soit réutilisable par d’autres projets en histoire de l’art, y compris ceux disposant de budgets réduits. Le « scholars’ workspace » est déjà utilisé dans le cadre de deux autres projets du Getty Research Institute : Digital Montagny et Digital Kirchner.
Au-delà du défi technique, un défi méthodologique
Pour Francesca Albrezzi, une des responsables du projet, Digital Mellini n’est pas tant innovant sur le plan technique que sur le plan social, méthodologique et épistémologique. En effet, la majeure partie des défis que l’équipe a dû relever n’est pas d’ordre technologique, mais liés aux habitudes sociales et aux pratiques des chercheurs. Par exemple, en histoire de l’art, où la solitude est une composante des pratiques de la discipline, la collaboration représente une gageure. Martha Baca a désigné cela sous le terme « syndrome de saint Augustin » par analogie avec la tradition de l’érudit laborieux et isolé. Par ailleurs, alors que la publication demeure aux yeux des institutions la seule manière valable de divulguer des résultats, les chercheurs peuvent (légitimement) se montrent frileux à partager une idée hors des voies officielles (colloque, articles, livres).
Au cœur du projet, la notion de discussion
Les instruments et services nouveaux offerts par le web permettent de transformer les approches traditionnelles des chercheurs, en particulier concernant les formes d’échange et de dialogue. Les outils d’annotation, notamment, ouvrent de nouvelles perspectives, spécialement enthousiasmantes. D’une part, ils déplacent les pratiques conversationnelles des chercheurs dans l’espace numérique, où chacun peut accéder aux annotations des collaborateurs et remonter le fil des débats d’identification. D’autre part, les outils localisent la conversation directement dans l’objet de l’étude (ici le manuscrit) : les annotations se placent en regard du texte de Mellini et non sur un support tiers.
Sur le plan méthodologique, une des difficultés identifiées par les membres de l’équipe est de faire accepter aux chercheurs de publier via l’annotation, et dans le but d’accélérer le dialogue collectif, une pensée inachevée ou une hypothèse en construction et non un « produit » déjà abouti.
Protection du travail intellectuel en construction
Mais dès lors, comment assurer, dans un tel cadre de production collaboratif, la protection du travail intellectuel des uns et des autres ? Comment certifier à chacun que la paternité de ses idées ne lui sera pas retirée ? Cette question, aussi délicate que cruciale, est au cœur des problématiques qui orienteront l’avenir du crowdsourcing et des pratiques collaboratives dans la recherche.
Il semble que les instigateurs de Digital Mellini y aient répondu en instituant des règles méthodologiques de participation très pointues et en réservant l’accès à la plateforme aux seuls membres du projet. En effet, c’est une édition critique établie qui sera dévoilée au public dans les mois qui viennent et non un travail en cours.
Inverser les usages, renforcer la documentation du travail en cours
Les membres du projet ont observé qu’une telle entreprise collaborative entraînait un renversement de la charge de travail. Ainsi, en regard des pratiques plus traditionnelles de la recherche, l’effort d’investissement dans les stades initiaux du projet doit être plus soutenu. Il faut notamment veiller à la production d’une documentation exhaustive, condition sine qua non à une coopération réussie.
Tout d’abord, la documentation rigoureuse assure de mettre à disposition de toute l’équipe l’intégralité des informations nécessaires. De tels projets rassemblent en effet des individus issus de formations diverses dont les acquis en matière d’histoire de l’art ou d’informatique sont inégaux. Il est désormais un lieu commun de souligner que les chercheurs en SHS et les experts techniques n’ont ni les mêmes pratiques de travail ni les mêmes manières d’appréhender les problèmes. Chaque participant doit donc veiller à documenter et à formuler de façon précise chacune de ses interventions afin qu’elles soient intelligibles par tous les autres membres (expliciter les références…)
Cet effort de verbalisation permet aux chercheurs de se retrouver aisément dans la plateforme, y compris lorsque, pris par d’autres missions, ils y reviennent après plusieurs semaines d’absence. Tout le temps investi sur ce travail préalable facilite par ailleurs les temps de rédactions (rapport, production d’articles) puisque toutes les informations et échanges passés sont disponibles en un même endroit.
Pour assurer le bon déroulé de tels projets, il faut donc établir des règles de contribution très détaillées (rules of engagement). Cela exige également des efforts de management : la plateforme ne saurait fonctionner sans la présence d’un modérateur vigilant, dont le rôle est tout à la fois de veiller au respect du cahier des charges qu’à fournir une assistance technique.
En guise de conclusion
Au-delà de l’établissement d’une plateforme, les membres de l’équipe avaient l’ambition de mener une réflexion plus large sur ce qu’est travailler en ligne et collaborer en Histoire de l’Art, en s’interrogeant notamment sur les raisons du retard pris par la discipline dans le domaine des Digital Humanities. Force est de constater, au regard des publications et communications, qu’ils ont lancé bien des pistes intéressantes.
Pour l’instant, la plateforme Digital Mellini n’est pas accessible au public, précisément pour les raisons évoquées de protection du travail intellectuel en cours. De fait, il est difficile de connaître l’état d’avancement du projet. Le site personnel d’une des chercheuses relaie une date de publication de l’édition critique durant l’été 2014 : il ne faudra donc plus beaucoup patienter.
Bibliographie (classement chronologique) :
- GETTY RESEARCH INSTITUTE, « Digital Mellini », site institutionnel, The Getty Research Institute, s. d. URL : http://www.getty.edu/research/scholars/research_projects/digital_mellini/index.html. Consulté le 4 août 2014.
- RODRIGUEZ ORTEGA, Nuria et BACA, Murtha, « Ut Pictura Poesis: Pietro Mellini’s “Relatione delle Pitture Migliori di Casa Melini” (1681) », Getty Research Journal, no 1, 2009, p. 161‑168. URL : http://www.jstor.org/stable/23005373 Consulté le 4 août 2014.
- EDWARDS, Susan, SHAH, Tina, Digital Mellini, An Experimental Online Collaboration and Publication Tool for Scholars, présenté lors du MCN 2011, Atlanta, 18 novembre 2011. URL : http://prezi.com/bg7j2b8g51or/digital-mellini/. Consulté le 4 août 2014.
- EDWARDS, Susan, « Creating an Online Collaboration Tool for Scholars », blog scientifique, The Getty Iris. The online magazine of the Getty, 29 décembre 2011. URL : http://blogs.getty.edu/iris/creating-an-online-collaboration-tool-for-scholars/. Consulté le 2 août 2014.
- RODRIGUEZ, Nuria, BACA, Murtha, ALBREZZI, Francesca et LONGAKER, Rachel, « The Digital Mellini Project: Exploring New Tools & Methods for Art-historical Research & Publication », in Digital Humanities 2012: Conference Abstracts, présenté à Digital Humanities, [s.n.], 2012. URL : http://www.dh2012.uni-hamburg.de/conference/programme/abstracts/the-digital-mellini-project-exploring-new-tools-methods-for-art-historical-research-publication/.
- Baca Murtha, « Getty Voices: Rethinking Art History », site institutionnel, The Getty Iris. The online magazine of the Getty, 4 mars 2013. URL : http://blogs.getty.edu/iris/getty-voices-rethinking-art-history/. Consulté le 5 août 2014.
- ALBREZZI Francesca, « Creating “Getty Scholars’ Workspace”: Lessons from the Digital Humanities Trenches », blog scientifique, The Getty Iris. The online magazine of the Getty, 3 juin 2013. URL : http://blogs.getty.edu/iris/creating-getty-scholars-workspace-lessons-from-the-digital-humanities-trenches/. Consulté le 2 août 2014.
- EDWARDS, Susan, LANNI, Will Getty Scholars’ Workspace: Online collaboration and publication tools…, presentation lors du MCN 2013 à Montréal, 23 novembre 2013, URL : http://fr.slideshare.net/jolifanta/getty-scholars-workspace-online-tools-for-collaborative-scholarly-collaboration-and-publishing. Consulté le 2 août 2014.
- je reviendrai dans un prochain billet sur cet outil que j’ai analysé dans le cadre de mon stage [↩]
Merci pour ce billet et le partage de cette information très interessante…
Votre article est, comme d’habitude, digne d’éloges. Mais le déploiement des moyens techniques dans ce projet Digital Mellini fait penser à Boileau : « la montagne en travail enfante une souris. » Avec un outil aussi compliqué que Drupal et d’autres du même tonneau, ces braves gens sont en train de réinventer les forums !
Merci pour cette belle sommaire de notre projet!
Dans les prochains mois nous publierons l’édition digitale de Digital Mellini, « Pietro Mellini’s Inventory in Verse, 1681″, le but ultimate de tout notre travaille.
Mais, Jean-Michel, vous avez raison! Ce project Digital Mellini est une souris de qui nous apprend beaucoup. Il y a des autres projects similair. Ensemble, nous espérons q’ils nous aider en developer une platforme pour plusiers de projects a l’avenir–Getty Scholars’ Workspace.
Merci beaucoup pour votre commentaire!
Je me réjouis à l’idée de découvrir l’édition finale de Digital Mellini et de la faire découvrir à mes lecteurs!
L’exemple de votre projet m’a beaucoup apporté car je rédige actuellement une étude sur les outils d’annotation et leurs usages dans la recherche en histoire de l’art, afin d’utiliser toutes les possibilités de l’annotation dans un projet d’édition un peu similaire au vôtre. J’ai notamment été intéressée par vos recommandations concernant le cahier des charges (rules of engagement). est-il possible d’accéder à ce document?
Merci d’avance,
Johanna
Johanna – nous n’avons pas encore un document per se concernant ‘rules of engagement.’ Je peux vous donner une liste via e-mail avec quelques. Contactez-moi à sedwards [at] getty.edu
p.e. – le project Digital Montagny est un de l’INHA en Paris. Savez-vous ces chercheurs?
– Susan
Merci pour vos retours.
Jean-Michel : je travaille sur un projet du même type (d’où mon mémoire) et je dois souligner que la recherche n’a actuellement aucun moyen technique simple de disposer d’espace de travail numérique. L’annotation peut sembler réinventer les forums, mais c’est en réalité une pratique beaucoup plus complexe, qui plus est quand on ajoute les impératifs de la recherche (pérennité, stabilité, citabilité….).
Quand au choix de Drupal, il est en effet discutable. Beaucoup de mes amis travaillant dans le web haïssent ce qu’ils considèrent comme « une usine à gaz », mais comme je le rappelais, Drupal reste la norme dans le milieu de la culture. L’arrivée d’un nouveau CMS conçu spécialement pour le patrimoine, Omeka devrait changer les choses!