Depuis quelques semaines, je me suis lancée dans une nouvelle aventure, celle de la réédition numérique du texte d’Amédée Fraigneau, Rouen bizarre, publié en 1888. Ce billet vise à présenter (à grands traits) ce projet et ses objectifs.
En octobre 1888, Amédée Fraigneau, journaliste au Nouvelliste de Rouen, publie chez Schneider Frères, éditeur installé rue Jeanne d’Arc, un ouvrage sur les bas-fonds de la ville, ses vagabonds (les « Soleils ») et ses « métiers bizarres ». Préfacé par Georges Dubosc, l’ouvrage reçoit le titre quelque peu racoleur de « Rouen bizarre ». Le texte se veut un reportage, que l’on cite souvent depuis, dès lorsqu’il s’agit d’évoquer l’aspect de la ville à la fin du XIXe siècle.
Cependant, Rouen bizarre nous livre-t-il véritablement un reflet des quartiers pauvres de la capitale normande ? Écrit par un journaliste, il s’inscrit dans un phénomène éditorial, celui des « guides et descriptions des bas-fonds », dont le genre fait florès à Paris. À travers des brochures aux titres évocateurs, telles que Paris étrange, Paris horrible et Paris original, Une nuit de Paris, au pays du vice et de la misère, le lectorat se procure quelques émotions fortes, où se mêlent curiosité, effroi, attrait exotique de la misère et désir de transgression.
Fruit d’une formule éditoriale bien rodée, dont les racines remontent au XVIIIe siècle, ces ouvrages s’autoalimentent en anecdotes sordides, en descriptions pittoresques et en figures stéréotypées, que l’on retrouve d’un texte à l’autre. Ainsi, lorsque l’historien démêle l’écheveau du récit, il en tire bien plus d’enseignements sur l’image que se faisaient les élites intellectuelles du petit peuple que d’informations sur le petit peuple en lui-même.
Dès lors, quel crédit accorder à Rouen bizarre ? Est-il vraiment un moyen pour lecteur moderne d’approcher le Rouen disparu ?
Mettre en ligne et éditer Rouen bizarre
Jusqu’à février 2015, Rouen Bizarre n’était pas disponible en ligne. L’ouvrage avait probablement échappé aux campagnes de numérisation institutionnelles du fait du peu d’informations dont on disposait sur son auteur, Amédée Fraigneau. En particulier, la date de sa mort était inconnue, empêchant de statuer sur l’appartenance ou non de son œuvre au domaine public.
Nous avons aujourd’hui la certitude qu’Amédée Fraigneau appartient bien au domaine public. En novembre 2014, un Wikipédien identifie sa rubrique nécrologique dans les pages du journal La Croix1 : né en 1863, Amédée Fraigneau est décédé à l’âge de 42 ans, le 5 avril 1905. Or, en France, sauf exception, l’œuvre d’un auteur entre dans le domaine public 70 ans après sa mort.
Dès lors, rien ne s’opposait à la numérisation de ses écrits pour en proposer une version en ligne. Ne disposant pas d’une édition originale, j’ai acquis l’une des deux réimpressions du texte pour le numériser. À terme, je souhaite proposer une édition commentée et illustrée, accessible en ligne.
Le projet doit se dérouler en trois phases. La première, qui consiste à numériser, transcrire et encoder le texte est bien entamée. Grâce au bookscanner de la Quadrature du Net, j’ai numérisé le texte de Fraigneau (en excluant les ajouts éditoriaux modernes, ces derniers n’appartenant pas au domaine public). Nous avons ensuite utilisé un logiciel de reconnaissance de caractères (OCR) pour extraire le contenu textuel2. Versée dans Wikisource avec l’aide de Pyb75, cette transcription a été corrigée par plusieurs contributeurs (dont Jérôme B., que je remercie). Il reste encore à valider le travail effectué et à encoder en XML/TEI3 le corpus.
La seconde phase du projet, que j’amorce à peine, consiste à documenter l’ouvrage. Il s’agit de confronter les propos de Fraigneau aux sources historiques, d’illustrer les lieux qu’il cite d’images de l’époque et d’éclairer le contexte éditorial et social de la publication.
Documenter #RouenBizarre, toute une histoire pic.twitter.com/2VdZnv4LYS
— Joh Peccadille (@peccadille) 12 Février 2015
Mon travail documentaire prend donc deux directions : une étude sur Rouen en 1888 et une recherche sur les représentations des bas-fonds et de la misère dans la littérature et les arts visuels au XIXe siècle. Sur ce second point, les publications sont abondantes, du fait d’un renouvellement historiographique intervenu ces 30 dernières années.
Une fois la documentation rassemblée, je pourrai produire des contenus explicatifs qui apparaîtront, aux côtés du texte de Fraigneau, sur le site web du projet. Ce dernier prendra probablement la forme d’une exposition virtuelle plus que d’une édition interactive.
À travers ce site, il s’agira d’offrir au lecteur une double promenade. La première souscrira à la proposition de Fraigneau et consistera en une déambulation dans le Rouen qu’il nous dépeint. La seconde, distancée, sera guidée par le regard de l’historien et proposera de démêler la construction littéraire de la réalité sociale et urbaine4.
Tout au long de la réalisation de ce projet, je documenterai mon travail sur le présent blog. Les billets concerneront tant les aspects techniques que les aspects scientifiques.
Pourquoi ce projet ?
Cette édition numérique de Rouen bizarre est un projet personnel, mené sur mon temps libre avec l’aide de quelques bénévoles, rencontrés au hasard des réseaux sociaux. Pour l’instant, il ne bénéficie d’aucun soutien financier ni institutionnel.
Pour mettre à l’épreuve les savoir-faire techniques et compétences scientifiques acquises durant mes études, je souhaitais depuis longtemps me lancer dans un tel projet d’édition numérique. Le choix de Rouen Bizarre relève presque du hasard : j’avais croisé ce titre au détour d’une page web et avait constaté avec grande déception que l’ouvrage n’était pas disponible en ligne. Quelques semaines plus tard, j’en trouvais un réimpression dans les rayons d’un bouquiniste. Sa lecture m’a révélé un ouvrage bien différent de ce que son titre m’avait laissé imaginer : je m’attendais en effet à un recueil d’anecdotes historiques plus qu’à une description de la misère des quartiers périphériques. Devant la complexité historique de l’ouvrage, rapidement résumé en introduction de cet article, il me semblait indispensable de ne pas me contenter d’une simple mise en ligne du texte, mais de lui adjoindre un apparat critique et documentaire. C’est le travail qu’il me reste à faire.
- La Croix, n° 6750, 6 avril 1905 ; cela nous a permis de mettre à jour la page d’Amédée Fraigneau sur Wikipédia [↩]
- Quelques informations sur la numérisation et l’OCRisation sur le site de la Bibliothèque nationale de France [↩]
- XML TEI est un format XML de description des textes. Faisant l’objet d’un consortium international, ce format assure l’interopérabilité et la pérennité des données [↩]
- Delattre Simone, Les douze heures noires: la nuit à Paris au XIXe siècle, Paris, A. Michel, 2004, 851 p. ; Gueslin André, Gens pauvres, pauvres gens: dans la France du XIXe siècle, Paris, Aubier, 1997, 314 p. ; Kalifa Dominique, Les bas-fonds: histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, 2013, 394 p. [↩]