Souvent, devant une œuvre antique issue de fouilles, le visiteur de musée est surpris que « l’on ait pu retrouver cela » ou « reconstituer ceci » : une mosaïque, une sculpture… Encore plus quand il sait que les archéologues, au moment de la découverte, avaient face à eux des milliers de minuscules fragments en vrac ! Depuis plusieurs décennies, l’informatique permet de faciliter et d’outiller ces patientes reconstitutions/restaurations. Cela profite notamment à certains objets de musée laissés en réserve depuis des décennies faute d’avoir pu « percer leur secret » auparavant.
Lors du colloque « Les nouvelles technologies appliquées au patrimoine » qui s’est tenu au musée du Quai Branly les 6 et 7 novembre, deux chercheurs (Antony Hostein et Éric Fauvet) communiquaient sur un projet en cours au musée d’Autun, qui vise à reconstituer une inscription latine en 1200 fragments que l’on pensait perdue. Voici mes notes sur ce fabuleux défi, qui illustre parfaitement comment le numérique ouvre de nouvelles voies pour la conservation et la restauration du patrimoine !
En 1839, un aubergiste d’Autun, Monsieur Machin, découvre dans la cave de sa maison des fragments de marbre gravés. La fouille de son jardin et des sous-sols de sa bâtisse vont révéler quelque 1200 autres éclats de marbre qui formaient à l’époque romaine une immense inscription dont on devine, dès l’exhumation, l’importance.
La découverte est signalée dans le corpus des inscriptions latines (Corpus Inscriptionum Latinarum, CIL), une entreprise allemande, mais seuls quatre fragments sont reproduits par la gravure. Demeurés inédits, les autres morceaux sont consultés par différents érudits au cours du siècle, mais aucun ne parvient à reconstituer le texte. Oublié, cet immense puzzle archéologie disparaît dans les collections. Près de 150 ans plus tard, à la faveur d’un récolement du musée Rollin d’Autun, les 1250 fragments sont redécouverts dans des boîtes à chaussures.
Naissance du projet
En 2012, il est décidé d’inventorier l’intégralité des 1250 fragments. L’inventaire pièce à pièce est un travail long, très fastidieux mais néanmoins essentiel : il permet de noter les particularités de chaque fragment (relevé des inscriptions, identification du matériau, des traces de peinture, de la forme de l’éclat). Autant d’informations précieuses pour la reconstitution future de l’inscription.
Durant ce travail, les chercheurs découvrent de nombreuses inscriptions au crayon au dos des éclats et des traces de colle qui disent les efforts mis en œuvre pour tenter de reconstituer cet immense puzzle.
Face à la masse des fragments, impossibles à embrasser du regard, il est impossible d’imaginer parvenir à cette fin à la seule force de l’observation, d’autant que chaque manipulation des fragments les détériore irrémédiablement.
Dans ce contexte, le numérique offre des outils nouveaux qui mèneront peut-être à percer le mystère de cette inscription. Après numérisation et en s’appuyant sur les données récoltées lors de l’inventaire, la force de calcul des machines permet de rapprocher virtuellement certains fragments.
Le numérique au service de la recherche
Toutes les données issues de l’inventaire pièce à pièce sont entrées dans une base de données Access. Chaque fragment est illustré d’une photographie et d’une prise d’empreinte numérique. En raison du budget modeste dont dispose le projet (15 000 euros), il était inenvisageable de numériser la totalité des fragments en trois dimensions. Par souci d’économie et d’efficacité (la numérisation produit des fichiers lourds), seul un relevé du profit (tranche) des fragments a été fait en nuage de points.
Dans la base de données, les fragments présentant des similitudes (même qualité de marbre, même taille des lettres qui composent l’inscription…) sont rapprochés. Un algorithme cherche alors si le profit de cassure peut correspondre. Si c’est le cas, les fragments sont rapprochés virtuellement (en attendant une restauration des eux-mêmes).
Ce procédé est encore en phase de test : il n’est pour l’instant employé que sur des fragments qui ont déjà été identifiés comme correspondants par les chercheurs. Si les résultats sont satisfaisants, les calculs pourront être lancés à l’échelle du corpus, dont les deux tiers ont déjà été entrés dans la base.
Premiers résultats
Le travail, en cours depuis 2012/2013 permet déjà de tirer quelques conclusions. On sait que l’inscription était composée de plusieurs plaques de marbre, dont la nature a été identifiée par des géologues. Il s’agit de marbre du Péloponnèse et de marbres locaux. La qualité de la gravure et des plaques est exceptionnelle, la mise en page soignée. On relève plusieurs mains de graveur : la graphie des lettres varie. Tout cela laisse à penser que nous n’avons pas à faire à une seule inscription mais à plusieurs documents, qui formaient peut-être les archives de la Cité. Les marbres, entourés de moulures, devaient être plaqués sur un mur sous un portique du Forum, au centre de la Cité.
Les quelques reconstitutions effectuées ont permis d’identifier des mots plusieurs fois repérés : Gallia, Cæsar, populus, provincia, Tiberius… Ces mêmes mots apparaissent dans d’autres inscriptions monumentales connues en Gaule. Il s’agit donc d’un document exceptionnel, d’une grande importance pour l’histoire de la Gaule, qui confirmerait qu’Autun était autrefois une ville de premier ordre.
Il est néanmoins difficile d’avoir une idée précise du contenu exact des inscriptions. Tout d’abord parce qu’on ne sait pas de quelle proportion de l’inscription totale on dispose (10, 20, 30 % peut-être ?). Il reste peut-être d’autres fragments dans le sous-sol d’Autun : les fouilles en 1839-1846 n’ont pas été documentées et on ne sait absolument pas dans quelles conditions elles se sont déroulées ni comment les fragments étaient placés les uns par rapport aux autres. L’importante densité de ce secteur du centre-ville, composé de nombreuses constructions médiévales rend impossible une nouvelle campagne de fouille. Par ailleurs, le texte est dépourvu de toute ponctuation, ce qui rend le repérage parmi les fragments de mots quasiment impossible !
Conclusion et perspectives
Ici, la numérisation en trois dimensions est au service de la connaissance des collections et de la recherche : elle améliore la documentation et la précision de l’inventaire et offre de nouvelles possibilités pour la reconstitution. Si le programme aboutit favorablement, le protocole pourra être normalisé et appliqué à d’autres projets (et l’on sait combien de restes archéologiques pourraient en profiter !). Il est intéressant d’observer que la reconstitution s’appuie d’abord sur les indices matériels (épaisseur et nature du marbre, marges, disposition et forme des lettres, forme des fractures) avant de considérer le texte. Les chercheurs prennent donc le parti inverse des érudits du XIXe siècle : partir des objets pour retrouver l’inscription.
Par ailleurs, les chercheurs envisagent déjà d’employer cette documentation constituée pour valoriser cet exceptionnel patrimoine, actuellement non exposé car illisible pour le visiteur. La reconstitution virtuelle facilitera la médiation et offrira un point de vue sur le travail des chercheurs. On peut même envisager un dispositif interactif qui permette au visiteur de reproduire le cheminement intellectuel des chercheurs en manipulant lui même virtuellement les différents éclats. Ainsi, les enjeux de la recherche seraient efficacement publicisés.
Pour aller plus loin et suivre l’avancé du projet, rendez-vous sur le carnet hypotheses de l’équipe: http://digep.hypotheses.org
A voir : les reportages de l’AFP du 9 juillet 2014 et du CNRS
Crédits photos : les clichés qui illustrent cet article sont issus du carnet de recherche DIGEP et des reportages de l’AFP et du CNRS.
Depuis le temps qu’on en rêvait de cette méthode de proposition de reconstitution algorithmique avec des fragments en 3D, ça fait vraiment plaisir de voir enfin une expérimentation !
Par ailleurs, une autre piste aurait pu être explorée, celle du crowdsourcing. Tout photographier, mettre les données librement à disposition, un site/plateforme pour échanger et offrir aux amateurs de puzzle un super défi.